Analyse: La relation père-fils

L'admiration et l'identification au père dans Le Zubail, d'Alexandre Jardin et Des hommes illustres, de Jean Rouaud

Plusieurs facteurs peuvent influencer la quête identitaire, mais lorsqu’il s’agit de celle des hommes, le rôle du père dans leur vie est un élément clé. À l’époque contemporaine, il est plus ardu de définir le « soi » en raison de la perte de balises religieuses, familiales et parfois culturelles. C’est pourquoi plusieurs auteurs cherchent à se définir à l’aide de la littérature, plus particulièrement à travers des romans biographiques ou de filiation. Le sujet de cette analyse porte sur l’admiration et l’identification au père dans les romans Le Zubial (1999), d’Alexandre Jardin, et Des hommes illustres (1993), de Jean Rouaud, deux œuvres autobiographiques où le fils-narrateur fait le récit de ses souvenirs d’enfance impliquant son père, dans le but revisiter ce personnage qui, en raison d’une mort prématurée, leur a laissé un héritage déficient. Cette ultime rencontre entre le fils adulte et le souvenir parfois incomplet du père est le moyen pris par les auteurs des deux romans de s’identifier ou non à cet homme pour définir leur propre identité en tant qu’homme. Dans le but de mieux comprendre la quête identitaire des auteurs, les aspects analysés seront le récit de la mort du père, la perception qu’ont les fils de l’homme derrière le père qui les a élevés, qui sera explorée avec l’analyse sémantique, et enfin, le désir d’en savoir davantage sur lui.

Le récit de la mort du père
Le Zubial : Refuser la mort du Zubial

Alexandre Jardin a pour père un homme qu’il dépeint comme étant particulièrement excentrique. Pascal Jardin se fait donner le surnom « Zubial » tôt par son fils aîné, le grand frère d’Alexandre, pour marquer le fait qu’il est leur modèle et leur chef. Pascal Jardin suit la voie tracée par sa mère, en écoutant impérativement ses pulsions. Elle était à l’origine des agissements impudiques et sans limites de la famille Jardin, se conduisant elle-même de la sorte et encourageant les comportements excentriques de ses enfants. Écrivain et scénariste de métier, Pascal Jardin se sert de la détresse et de l’instabilité qu’il crée dans sa vie pour nourrir ses œuvres. Il est donc en constante recherche du déséquilibre, créant des situations où il peut se retrouver ruiné, à son plus grand bonheur. Le Zubial trouve cependant toujours le moyen de remonter la pente en usant de moyens saugrenus, mais ingénieux. Aux yeux des autres, il est un homme presque invincible, pour qui les malheurs finissent toujours par être vaincus.
Alexandre Jardin livre un bref récit des événements entourant la mort de son père alors qu’il n’a que quinze ans. : « Juillet 1980. Le Zubial est mourant, mais personne n’y croit. »[1] Dans un chapitre dédié à l’événement qui comprend moins de quatre pages, il parvient à parler de son séjour dans un camp de vacances, d’une fille rencontrée à cette occasion et du désir de l’épouser, dont il fait part à son père dans une dernière lettre. Ces actions se déroulent lorsque le père d’Alexandre est souffrant, et leur place au sein du récit montre le refus généralisé dans l’entourage de Pascal de croire en sa fin imminente. Le Zubial est alité dans une chambre d’hôpital, conséquence du cancer qu’il combat en riant, malgré la quantité et la taille des tumeurs grandissant dans son corps. Personne de son entourage ne veut vraiment croire à la gravité de son état de santé, car il est toujours ressorti vainqueur de ses défaites. La vision de lui souffrant dans son lit a même un quelque chose de déjà vu, puisqu’il s’était déjà convaincu d’être souffrant par le passé alors qu’il était bien portant. La mère d’Alexandre décide même d’envoyer son fils en camp de vacances en déniant sa propre inquiétude. Il voit donc son père pour la dernière fois à l’hôpital, dans la hâte d’aller prendre un train, quelques jours avant sa mort.
Si la durée du chapitre entourant le moment où le Zubial est mort, situé à la toute fin du roman, est brève, le roman entier est consacré à décrire la multitude des sentiments par lesquels est passé le narrateur. Cette particularité de la forme peut être expliquée par la façon dont Alexandre a vécu l’événement. En effet, sur le coup, il refusait de croire aux derniers jours prématurés du Zubial à quarante-six ans et il n’était pas présent lorsqu’il est mort, ce qui explique le peu d’importance accordé à ce moment dans l’œuvre.

Des hommes illustres : La désillusion de la figure invincible
Dans ce roman dédié à Joseph Rouaud, le père de l’auteur, le titre qualifie efficacement son sujet. En effet, «le grand Joseph», comme le nomme à plusieurs reprises le narrateur, est une figure influente dans un village isolé en Loire-Inférieure vers les années soixante. Il est représentant de commerce, d’où ses brèves apparitions les fins de semaine. Sa réputation est celle d’un homme solide et de confiance. Il est d’ailleurs celui chez qui les voisins téléphonent, puisque sa demeure est la seule où les fils téléphoniques se rendent, lui permettant de posséder cette technologie, et que les villageois n’ont pas confiance en l’opératrice. Son passé difficile lui a laissé des marques le rendant plus admiré de ses proches, car la mort de ses parents alors qu’il était jeune et son évasion de son service militaire l’ont rendu plus solide.
Dans le récit de la mort du père, les émotions vécues par le narrateur sont évoquées de manière très subtile, jamais il ne dit directement ce qu’il ressent. Cependant, comme l’écriture de l’œuvre s’est faite à partir d’une reconstruction des éléments réels des événements avec une part d’imaginaire, pour combler ce que la mémoire a effacé[2], une signification particulière peut être attribuée aux événements. Par exemple, après la mort de Joseph, la maison est plongée dans le noir en raison d’une panne électrique. Bien que la tempête annoncée soit probablement la cause de cette coïncidence, on peut toutefois faire une association symbolique entre l’événement et la famille plongée dans le chagrin et le deuil. Dans un village où le courant électrique est une grande avancée technologique, un « grand », tout aussi important pour eux, vient de s’éteindre. Ce détail révélé par Jean témoigne de son sentiment de perte.
L’étude du récit de filiation met en lumière le fait que l’important pour l’auteur est de transmettre des impressions à travers des histoires de son enfance. Ces anecdotes sont plus que souvent tirées de la vie réelle, mais comme mentionné ci-dessus, elles côtoient l’imaginaire de l’auteur[3]. L’écriture de Rouaud comporte des éléments permettant de retracer ses impressions. L’usage de la deuxième personne du pluriel pour parler de lui en fait partie. Il utilise entre autres cette personne lorsqu’il raconte la découverte de son père agonisant. Le «je» laisse place au «vous»: « C’est dans la salle de bains attenante, à la lumière crue d’un néon, que vous découvrez votre père gisant sur le dos à même le linoléum gris, les yeux clos, la bouche ouverte, ses jambes bloquant la porte donnant accès au couloir. »[4] Cette particularité de l’écriture donne l’impression au lecteur de participer à l’action, mais elle révèle aussi le fait que l’auteur se distancie de  la scène[5]. Il y pose un regard extérieur, comme si, pour éviter de réintégrer ses émotions,  il voulait se dédoubler des événements auxquels il a assisté pour en avoir une vision plus claire.
Le récit du jour de sa mort fait par son fils est très détaillé, ce dernier avait onze ans le jour de l’incident. Le lendemain de Noël, Joseph grimpe dans une échelle pour aller dégager d’un arbre les fils téléphoniques, de peur que la tempête annoncée ne les brise, les privant, ainsi que tout le village, d’un moyen de communication sûr. Plus tôt, il avait fait quelques menus travaux dans le jardin, mais cet après-midi à l’extérieur semble l’avoir épuisé et il monte se coucher, ce qui est inhabituel, mais pas si surprenant : « Depuis quelque temps, cependant, vous savez qu’il souffre, se gavant de comprimés pour atténuer la douleur. »[6] La souffrance de Joseph, qui dure déjà depuis quelque temps, est devenue habituelle pour sa famille. Le jour de sa mort, Jean le sait mal en point, mais il ne se doute pas qu’il va mourir alors qu’il a seulement quarante et un ans. Jean tente même d’attirer son attention en allant lui porter son briquet, car il a l’espoir constant de gagner un peu plus de ses faveurs : « Car ce père épisodique que vous ne savez trop comment aborder, il vous arrive par de tels gestes de gagner sa faveur, vous retournez donc dans sa chambre, timidement toujours, et ce n’est pas la maladie qui vous fait agir ainsi : cette prudence attisée par la crainte qu’il vous inspire ne facilite pas les élans. »[7]  Jean n’a pas de grande complicité avec son père lorsqu’il est jeune, mais son admiration telle qu’il la décrit n’en est pas moins grande. Après sa visite au chevet de son père, il va se coucher, mais un hurlement de sa mère le conduit à nouveau vers la chambre de son père, où ce dernier agonise sur le plancher. La scène où la précision des détails ne laisse pratiquement pas place à l’imagination dure un moment jusqu’à la mort de Joseph. Le médecin est arrivé trop tard. L’abondance de détails témoigne de l’importance accordée par Jean à cet événement. Durant les longues minutes entre la crise cardiaque de son père et sa mort, Jean et sa famille vivent un stress important et n’ont rien d’autre à faire que d’attendre l’arrivée du médecin. Le temps est donc paru pour le jeune Jean beaucoup plus long qu’il ne l’a été en réalité. De plus, dans sa démarche de deuil, il a pu se repasser le fil des événements à maintes reprises pour réaliser que son père était bien décédé.

Comparaison
Le récit de la mort du père dans Le Zubial est très bref. Les quatre pages qu’Alexandre Jardin lui accorde vers la fin du roman peuvent paraitre courtes pour une œuvre née de cette perte, mais elles sont grandes en signification. En effet, la brièveté du récit témoigne du déni de la mort du Zubial. Alexandre se figurait son père comme un homme invincible et il n’a pas voulu accepter qu’il puisse succomber au cancer. Le peu d’attention qu’il a accordée à l’événement lors de ses quinze ans et son absence au moment où il s’est produit sont illustrés par le peu de place qu’il lui alloue dans le roman. Au contraire, dans Des hommes illustres, de Jean Rouaud, plusieurs pages sont destinées à raconter les circonstances du décès de son père avec une multitude de détails. Tout comme pour Alexandre, Jean ne se doutait pas que son père allait mourir. Cependant, là où la différence des circonstances affecte l’œuvre, c’est dans la présence de Jean au moment du décès de son père. Il est donc en mesure de revisiter tous les détails du déroulement de la journée pour les reconstituer et former le récit de la mort de Joseph. De plus, alors qu’Alexandre écrit au « je » en laissant une place importante aux interrogations et à ses réflexions, Jean écrit au « vous » et il se contente de décrire minutieusement les faits. Cet élément est lié à la démarche du deuil, qui est vécu différemment par les fils. Si les deux œuvres sont très différentes dans leur forme, le récit de la mort de leur modèle révèle toutefois l’importance similaire qu’ils lui accordaient.

La perception de l’homme derrière le père
Pascal Jardin et son fils Alexandre
http://www.lexpress.fr/culture/livre/pascal-jardin_851113.html
Pascal Jardin : Un amant sans limites
L’analyse sémantique montre la façon dont Alexandre percevait l’homme qu’était son père. Le Zubial est associé au mouvement et à l’excès, mais aussi à l’art, à l’amour et à la vulnérabilité. D’abord, la façon dont Alexandre caractérise son père la plus récurrente est lorsqu’il le dit éternel amant. En effet, sa façon d’aimer les femmes marque son fils de manière significative. Le Zubial était en constante conquête de la femme qu’il aimait, faisant de lui un époux admirable. Cependant, là où son fils croit qu’il a échoué, c’est en ayant une multitude de maîtresses, car l’unité familiale en souffrait. Alexandre le voit aussi comme un homme propulsé par ses envies sans limites et victime de son besoin d’instabilité. Il est à la fois si libre que tout lui est permis, et si dépendant de son besoin d’émotions fortes. Pour Alexandre, cette capacité de son père est une qualité, mais en même temps il y voit un défaut, car son père est soumis à des « chagrins insondables »[8] auxquels il n’y a pas d’issue possible. Enfin, Pascal est grandement estimé par son fils pour son talent d’artiste, mais son succès crée chez Alexandre la crainte de devoir vivre dans son ombre aux niveaux artistique, mais aussi social, car son père avait du talent pour charmer les autres. Alexandre dit de son père qu’il est une « comète fulgurante », ce qui illustre son caractère spectaculaire, sa mort jeune et son impact sur son entourage.
Joseph Rouaud : Un homme solide et Grand
Dans Des hommes illustres, l’analyse sémantique montre que Jean voyait son père comme un homme important et solide, mais aussi victime des circonstances de la vie. Selon les descriptions de son fils, Joseph était quelqu’un d’estimé sur qui tous pouvaient compter. Le parallèle entre lui et la solidité des pierres est très fort. Au-delà de sa passion pour elles, il y est associé par les comparaisons et les métaphores. Son fils le décrit comme un menhir, un homme à la haute silhouette qui ne plie pas : « Le granit est une roche dure comme les hommes parfois sont durs : d’en avoir trop supporté. »[9] La force de caractère de Joseph est expliquée par les événements par lesquels il est passé. Enfant, il a perdu ses parents tôt et a vécu dans une famille d’accueil. Il a toujours souffert de ne pas avoir eu de frère ou de sœur, même lorsqu’il a vieilli, et a cherché à s’entourer de sa famille pour ne plus être seul. Il s’est aussi échappé de la guerre alors qu’il avait un service militaire obligatoire à effectuer et a vécu de nombreuses années dans l’ombre, sans identité. Jean le décrit aussi comme un « Grand homme ». Pour lui, son modèle est un « homme illustre » qui s’est battu toute sa vie pour le bien des siens. Cependant, la grandeur de son père lui a causé de grandes interrogations lorsqu’il est mort, car il ne pouvait concevoir qu’après toutes les épreuves traversées, un homme aussi grand puisse céder à une crise de cœur.

Comparaison
Les pères des deux auteurs sont perçus par ces derniers comme des hommes d’exception. Ayant vécu chacun des épreuves, ils ont toujours réussi à conserver leur honneur et leurs valeurs. Ils sont pourtant des hommes bien différents. Alors que Pascal a un « tempérament de furieux »[10], Joseph est maître de lui-même et réfléchi. De plus, le premier semble dominer sa vie, mais le deuxième, dépassé par les événements, semble être dépassé par la vie. Cela ne les empêche pas d’être uniques aux yeux de leurs fils. Les deux auteurs utilisent d’ailleurs une métaphore semblable pour décrire leur père, témoignant de leur personnalité. Pour Alexandre, Pascal était fait d’un « bois fait pour plier dans la tourmente sans jamais rompre »[11], alors que pour Jean, Joseph était de ceux qui ne pliaient pas[12].

La quête identitaire entravée par les questions sans réponses
Le Zubial : Imiter ou fuir le père?
Alexandre Jardin
Photo de Jean-Philippe Baltel
À la mort du Zubial, Alexandre a entamé une quête identitaire. Plusieurs questionnements sont nés de cette tragédie et il tente d’y répondre dans le roman. Suite à la perte de son plus grand modèle, Alexandre Jardin dit être tombé dans « le plus grand gouffre de [sa] vie »[13], ce qui explique un sentiment d’abandon, car dans le «gouffre», il est laissé à lui-même pour tenter de s’en sortir. L’écriture du roman sur le défunt constitue un moyen de faire le deuil et de trouver des explications aux incompréhensions laissées par la perte[14]. Dans le cas de Jardin, l’écriture du roman débute dès l’année du décès de son père pour s’achever dix-sept ans plus tard[15]. La forme du roman laisse des traces de son questionnement constant, puisqu’à chacun des chapitres, souvent à la fin, un bref paragraphe témoigne des marques qu’a laissées la perte du Zubial alors que le narrateur fait part de ses impressions et de ses sentiments au lecteur :
Le Zubial inventait chaque instant comme s’il devait être le dernier; à présent qu’il est tombé du fil, j’ai de plus en plus envie de connaître certains de ses vertiges, d’emprunter ses chemins les plus abrupts, les faces nord de mes désirs. Mais comment être funambule sans jamais tomber[16]?
Les traces de l’influence de Pascal Jardin sur son fils sont constantes dans sa vie, car tout au long de sa jeunesse, il le prenait pour modèle à un point tel qu’après sa mort, Alexandre se voyait parfois comme l’incarnation de son père, non seulement de son point de vue, mais aussi dans le regard des autres. Toutefois, bien qu’il lui ressemble, il n’est pas son père et il ne sait pas être aussi excessif que lui tout en restant lui-même. Il éprouve donc une difficulté à se définir et à trouver le bon compromis entre la personnalité caractéristique de son père et la sienne.
Après avoir trop échoué dans ses tentatives d’être comme son père, il naît chez Alexandre un puissant désir de se dissocier de l’influence du Zubial. Il se sent souvent rattrapé par ses instincts et il se demande constamment de quelle façon il devrait agir. Dans le « clan Jardin », la liberté et l’importance de vivre à intensité maximale sont mises de l’avant. L’excentricité familiale est décrite comme si elle était transmise dans la famille par le sang, d’où la difficulté d’Alexandre à s’en débarrasser définitivement : « Et si je ne me libérais jamais de ma nostalgie de sa façon d’être? Parfois, je voudrais m’ouvrir les veines pour me vider de son sang, et refaire le plein d’ordinaire. »[17] Il a peur de ne jamais pouvoir se trouver au point où il voudrait repartir à zéro et se couper de ses liens familiaux. Au moment où il a perdu son père, Alexandre l’idolâtrait, mais puisqu’il n’a pas eu le temps de se définir intégralement avant sa mort, il éprouve une frustration d’être habité par ses pulsions de Jardin.  À ce sentiment s’ajoutent la tristesse et la colère qu’il a ressentie lorsque son frère ainé s’est suicidé. Selon lui, Emmanuel était victime des envies trop grandes transmises par le Zubial et Alexandre en est arrivé à mettre la faute de son mal-être sur son père :
Que vaut une famille dont les idées pleines de roman et les rêves illimités tuent l’un de ses fils en le rendant fou? […] Si tous les clans ont leur lot de tragique, le nôtre a seulement ceci de particulier que nos morts nous laissent de grandes questions. Le suicide d’Emmanuel me renvoie chaque jour à celle qui ne cesse de me persécuter : me suis-je perdu ou trouvé en m’écartant des chemins du Zubial? Mais m’en suis-je éloigné[18]
Encore une fois, Alexandre est confronté à un obstacle dans sa quête identitaire, car en s’imposant d’être un autre que son père, il s’est peut-être imposé d’être un autre que lui-même.

Des hommes illustres : L’incompréhension de la perte
Dans son œuvre, Jean Rouaud évoque avec subtilité les sentiments qui témoignent de sa quête identitaire. Sa difficulté à concevoir le fait que son père soir décédé d’une crise cardiaque provoque chez lui le sentiment de ne pas être en mesure d’accepter la perte :
D’ordinaire, il n’y a que la guerre pour redéfinir aussi violemment un paysage. L’histoire en signale bien une en ces années-là, mais de l’autre côté de la Méditerranée, dont l’écho ne nous parvenait qu’amoindri. L’onde de choc, à vingt ans de là, du dernier ébranlement mondial? Ou alors, par un automatisme de ce siècle qui nous accoutumait à détruire, une sorte de conflit anonyme, diffus, clandestin, modèle pour temps de paix, et comptant même ses victimes, car somme toute il nous semblerait mieux comprendre si on attribuait à une guerre, fût-elle blanche, notre disparu de quarante et un ans[19].
À l’époque où Jean perd son père, la modernité atteint leur village en implantant entre autres de la machinerie agricole et en détruisant des champs pour y construire des routes. C’est un choc pour les habitants. Jean fait le parallèle entre ce changement de paysage et la mort de son père. Les deux événements sont arrivés sans qu’il ne s’y attende et rien n’a pu être fait pour les empêcher. Au sentiment d’impuissance du narrateur s’ajoute l’incompréhension. Il compare les effets de la modernité à ceux de la guerre. Pour lui, c’est les changements technologiques qui ont causé à Joseph son malaise, car il l’a eu suite aux travaux effectués pour la ligne téléphonique. Jean comprendrait mieux la mort de son modèle s’il avait été tué à la guerre, car il serait mort courageusement pour son pays. En mourant d’une crise cardiaque résultant de ses efforts pour préserver le téléphone, c’est comme si son pays, en temps de paix, inventait un « conflit anonyme », soit la modernité, qui en était venue à porter son père pour victime. Dans cette incompréhension de la mort, la quête identitaire de Jean est affectée. De grands changements s’opèrent dans la société et il est confronté à les suivre, sans trop en avoir le choix, ou à les repousser comme il le peut, après avoir vu ce qu’ils ont fait à son père et à son village. Il garde une rancœur contre un mouvement de société sur lequel il n’a aucun contrôle et il ne sait plus à qui s’identifier. 
Jean Rouaud
Photo de C. Hélie Gallimard
En plus d’avoir perdu son père dans la modernité et de ne plus savoir à qui s’identifier, Jean Rouaud n’en savait pas beaucoup sur Joseph, car il était un homme qui en disait peu sur ses sentiments. Jean cherche donc à lui redonner vie dans son œuvre pour être en mesure de progresser dans sa quête identitaire[20]. En effet, son processus de création littéraire le guide vers une meilleure connaissance de lui-même et de son père, mais il reste qu’il ne parvient pas à trouver de réponses à certaines de ses questions : « Qu’avait-il besoin de voyager si loin pour un si maigre profit?»[21] Une part de mystère reste derrière les agissements de Joseph. Jean n’arrive pas à expliquer sa motivation à être représentant de commerce, car ce métier lui apporte peu d’argent pour les inconvénients qu’il engendre, soit la distance de sa famille, les refus incessants de plusieurs acheteurs et les grands efforts physiques. De plus, Jean ressent un certain inconfort lorsqu’il sort du village avec sa famille, car son père est connu de tous et reçoit certains privilèges dans les restaurants où il est un habitué. Jean éprouve une forme de jalousie due à la popularité de son père, il n’aime pas que d’autres femmes que sa mère lui prépare ses repas préférés[22]. Ce sentiment dévoile son désir d’exclusivité de son père et sa peur de voir l’unité familiale détruite. C’est aussi ce métier qui a causé à Joseph de graves problèmes de dos dans les années précédent sa mort. Jean se questionne aussi sur les sentiments de son père par rapport à la famille, car il est devenu orphelin en bas âge : « La pensée l’effleurait-elle quelquefois que, si le hasard de la naissance et les événements l’avaient mieux servi, il eut mérité de connaître un destin plus glorieux?  […] Se sentait-il orphelin à ce point qu’il ait cherché toute sa vie à se fondre dans une famille? »[23]  En ignorant si son père était satisfait et heureux de sa vie, il est plus ardu pour Jean de se définir lui-même, car il a de la difficulté à comprendre son modèle. Il sait que son père était « Grand », mais il ignore l’ampleur de ses préoccupations ou même s’il en avait.



Comparaison
Dans Le Zubial, Alexandre expose clairement ses questionnements sur son père dans l’ensemble de l’œuvre. Parfois il a même recours à l’apostrophe, un procédé qui consiste à s’adresser directement à son père[24] pour lui poser des questions auxquelles il ne parvient pas à trouver de réponse. Sa façon de l’interroger facilite grandement la compréhension de sa quête identitaire. Il a de la difficulté à se définir par rapport à son père et ne sait pas trouver le juste milieu entre être comme lui et être son opposé. Au contraire, dans Des hommes illustres, Jean n’émet qu’à quelques reprises les questionnements qui témoignent de ses difficultés à venir à bout de sa quête identitaire. Pour approfondir la compréhension de ses sentiments, l’analyse de la comparaison qu’il effectue entre la guerre et la modernité, qui a selon lui tué son père, est nécessaire. Elle montre l’incompréhension d’avoir perdu un « Grand homme » sans grande raison. Les questionnements se ressemblent toutefois lorsqu’il s’agit de comprendre le père. Les deux auteurs n’arrivent pas à trouver les motivations profondes qui poussaient leur modèle à mener une vie comme ils le faisaient. De plus, le « gouffre » dans lequel est tombé Alexandre à l’âge de quinze ans s’apparente à la panne électrique qui a plongé le jeune Jean Rouaud dans le noir lorsqu’il n’avait que onze ans.

En conclusion, il est clair que les pères des deux romans ont joué un rôle clé dans la quête identitaire de Rouaud et de Jardin. Leur mort a dérouté les fils qui avaient respectivement onze et quinze ans. Dans les œuvres, les éléments qui témoignent de leur désarçonnement sont le récit de la mort du père, leur perception de l’homme derrière leur modèle et les questionnements sur celui-ci. Pour Alexandre, la mort du Zubial n’était pas une option acceptable malgré son cancer, et elle causa chez lui une grande remise en question des valeurs qu’il voulait mettre de l’avant dans sa vie. Jean aussi a vécu la perte de son modèle comme un grand choc et il ne comprenait pas qu’un homme si grand soit mort aussi bêtement. Les deux auteurs ont cherché à en apprendre davantage sur les motivations de leurs pères à agir selon certaines de leurs valeurs, car les questionnements laissés par leur décès entravent toujours leur aboutissement à la connaissance d’eux-mêmes. Malgré tout, après avoir vécu des frustrations, la fierté ressort de la vision qu’ont les fils de leurs pères.
La relation père-fils et la quête identitaire sont des thèmes très exploités en littérature. Pierre Bergounioux, Gilles Archambault et Philip Roth font entre autres partie des autres auteurs qui ont exploité ce thème. Parallèlement, un autre thème exploité est celui de la relation père-fille. Comme la relation associée aux filles est souvent celle avec la mère, il serait intéressant de s’écarter des sentiers les plus connus pour visiter la relation avec le père et de voir en quoi elle diverge de la relation père-fils. Le rôle moins autoritaire du père moderne ferait certainement l’objet du constat selon lequel il ne serait pas moins important dans le développement de la fille. Dans la relation père-fils, la compréhension et l’identification au père étaient primordiales au développement du fils, mais dans la relation père-fille, l’approbation et le regard du père joueraient sans doute ce rôle majeur permettant le passage aisé ou sinueux de la fille au statut de femme.


[1] A. Jardin, Le Zubial, p. 223
[2] H. Gaudreau, « Le romancier des origines » dans Nuit blanche, p. 8-9.
[3] L. Demanze, « Les possédés et les dépossédés » dans Études françaises, p. 11-12.
[4] J. Rouaud, Des hommes illustres, p. 109.
[5] M. Van Montfrans, Le récit de filiation chez Jean Rouaud et Pierre Bergounioux : Des hommes illustres et L’Orphelin, p. 59-77.
[6] J. Rouaud, Des hommes illustres, p. 103.
[7] Id., Des hommes illustres, p. 107
[8] A. Jardin, Le Zubial, p. 69.
[9] J. Rouaud, Des hommes illustres, p. 26.
[10] Id., Le Zubial, p. 79.
[11] Id., Le Zubial, p. 203.
[12] J. Rouaud, Des hommes illustres, p. 25.
[13] Id., Le Zubial, p. 223
[14] L. Saint-Martin, Au-delà du nom : La question du père dans la littérature québécoise actuelle, p. 213-215.
[15] M.-A. Chouinard, « La malle de Jardin » dans Le Devoir, p. D1.
[16] A. Jardin, Le Zubial, p. 159.
[17] Id., Le Zubial, p. 69.
[18] Id., Le Zubial, p. 60.
[19] J. Rouaud, Des hommes illustres, p. 47-48.
[20] M. Van Montfrans, Le récit de filiation chez Jean Rouaud et Pierre Bergounioux : Des hommes illustres et L’Orphelin, p. 59-77.
[21] J. Rouaud, Des hommes illustres, p. 51.
[22] Id., Des hommes illustres, p. 67-68.
[23] Id., Des hommes illustres, p. 70-71.
[24] L. Saint-Martin, Au-delà du nom : La question du père dans la littérature québécoise actuelle, p. 215.

Médiagraphie
Articles de périodiques :
BUSNEL, François, «L’homme qui voulait vivre sa vie », L’Express, no 2637, France, jeudi 17 janvier 2002, p. 52.
CHOUINARD, Marie-Andrée, « La malle de Jardin », Le Devoir, Montréal, samedi 7 mars 1998, p. D1.
DEMANZE, Laurent, « Les possédés et les dépossédés », Études françaises, volume 45, no 3, Montréal, Les presses de l’Université de Montréal, 2009, p. 11 à 23.
DOUIN, Jean-Luc, « Sortilèges paternels », Le Monde, France, vendredi 17 octobre 1997, p. 4.
GAUDREAU, Hélène, « La madeleine revisitée : Les champs d’honneur de Jean Rouaud », Tangence, Numéro 52, Québec, septembre 1996, p. 65-76.
GAUDREAU, Hélène, « Le romancier des origines », Nuit blanche, no 78, Québec, 2000, p. 8-9.
KECHICHIAN, Patrick, « Le pari manqué de Jean Rouaud », Le Monde, France, vendredi 27 août 1993, p. 19.
LARIVÉE, Patrice, « Jean Rouaud : Des hommes illustres », Nuit blanche, no 57, Québec, 1994. P. 24-29.
RIOUX, Christian, «Jean Rouaud : On vient toujours de quelque part », Le Devoir, Montréal, vendredi 13 novembre 1999, p. D17.
ROBITAILLE, Louis-Bernard, « Alexandre Jardin, Dans le jardin des Jardin», La Presse, Montréal, dimanche 9 octobre 2005, p. ARTS SPECTACLES 13.
SARFATI, Sonia, « Une tentative de ressusciter le père », La Presse, Montréal, dimanche 28 septembre 1997, p. B3.
VAN MONTFRANS, Manet, « Le récit de filiation chez Jean Rouaud et Pierre Bergounioux: Des hommes illustres et L’Orphelin », L’imaginaire narratif, Actes du colloque de Cluj-Napoca, Cluj, Casa Cartii de Siinta, 2008, 145 p.

Sites internet :
SCHMITT, P. Michel, « Rouaud Jean (1952 —) », Encyclopaedia Universalis, [En ligne], [s. l.], [s. d.] [http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/jean-rouaud/#] (25 février 2011)
Livre :
JARDIN, Alexandre, Le Zubial, coll. « Folio », France, Gallimard, 1999, 234 p.
ROUAUD,  Jean,  Des hommes illustres, coll. « double», Normandie, Les Éditions de Minuit, 1993, 174 p.
SAINT-MARTIN, Lori, Au-delà du nom : La question du père dans la littérature québécoise actuelle, coll. « Nouvelles études québécoises», Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2010, 429 p.