Création: Une histoire d'hommes

Une histoire d'hommes
Observateur, Peter Zupnick
(www.zupnik.eu)
L’imposante structure fait entrave aux rayons du soleil et plonge le stationnement dans l’ombre. Des hommes et des femmes fument à quelques mètres des portes vitrées. Le dos courbé, une main dans la poche pour se protéger du vent froid. Arrivée à leur niveau, je retiens mon souffle pour éviter d’inspirer la fumée toxique qu’ils exhalent autour d’eux. J’entre dans l’hôpital et j’entends le claquement de mes semelles qui frappent le sol au rythme de mes pas, à travers l’écho du chuchotement des infirmières qui parlent entre elles.
Léo est assis auprès de mon père alité. Deux semaines se sont écoulées depuis l’incident, mais il vient lui rendre visite tous les jours. Il dit que la crise de cœur que mon père vient de subir, ça arrive constamment, que ce n’est pas une raison pour s’en faire. Il dit qu’au lieu de s’inquiéter, il faut être optimiste et aller de l’avant, alors il fait des projets à n’en plus finir. Cette année, ils iront à la pêche, ils détruiront le chalet actuel pour en construire un nouveau, ils s’entraîneront pour aller courir le marathon qui a lieu toutes les années en ville et ils iront en vacances, dans le désert il me semble, je ne sais plus. 

Dans la chambre exiguë, Léo parle, rit, dirige, conseille, raconte, manipule, s’assied, se lève, mange… Léo prend toute la place. Il comble les heures de visite de son imposante présence et de sa vivacité déplacée. Je le regarde et me tais, triste pour mon frère qui n’est pas capable d’aligner les mots papa et malade dans la même phrase. 

Léo et moi attendons que papa vienne nous chercher à l’école devant la porte principale. Je suis en deuxième année, lui en cinquième. Il est assis tout en bas des escaliers avec son ami Thomas, qui attend sa mère. Je suis assise quelques marches plus haut et je les écoute en me faisant discrète, car pour une raison que j’ignore, Léo peut être très gentil avec moi à la maison, mais il est bête avec moi à l’école et il m’ignore du mieux qu’il peut. Il fait chaud et le soleil plombe. Je suis fatiguée, alors je m’appuie sur mon sac à dos plus large que moi et qui remonte derrière ma tête lorsque je suis assise. Je ferme les yeux quelques minutes, mais les voix des garçons attirent vite mon attention. Ils haussent le ton. Je me redresse pour voir ce qui se passe. Ils n’ont pas l’air fâchée, mais excités. Thomas a les yeux rivés sur Léo et il rit. Mon frère fait de grands gestes avec ses bras, il conte une histoire. Il semble réjouit de son effet sur son maigre auditoire. Je me redresse et porte attention à ce qu’il dit. Il parle de papa, d’une histoire que je connais bien. Mon père nous a raconté des dizaines de fois le voyage qu’il a fait en Corée du Sud lorsqu’il était plus jeune. Léo parle d’un épisode de ce voyage où mon père a commandé malgré lui des poulpes vivants dans un restaurant alors qu’il était l’invité d’un Coréen. Léo est théâtral. Il raconte avec enthousiasme l’épisode en exagérant les faits, faisant de mon père un homme terriblement drôle.

Une complicité inébranlable les unit depuis toujours. Même si je réalise aujourd’hui qu’elle comporte ses failles et que la bulle qui s’est formée autour d’eux est notre barrière. Léo ne voit pas que le rythme effréné qu’il s’acharne à imposer à mon père est suffocant. J’assiste à ce cirque, je regarde les hommes de ma vie s‘écorcher le cœur, muette.

Léo s’est d’abord inquiété d’apprendre que subitement, notre père tout puissant n’était peut-être pas éternel. Il a usé de ses contacts pour dénicher le meilleur médecin en ville pour ces affaires là, mais n’a pas cherché à comprendre, quand ce médecin lui a expliqué que peu importe la qualité des soins donnés à mon père, il aurait dû être pris en charge beaucoup plus tôt, que la mort était inévitable. Papa était dans un cul-de-sac. 

Même s’il est mal en point, papa garde fière allure. Le dos droit, il a encaissé les paroles du médecin sans plier, a posé des questions sur les procédures et a réconforté ma mère, qui n’avait pu retenir son chagrin d’amour devant l’éventualité de la mort de son homme. Tous les matins, il se lève, prend le temps de se raser et de se peigner. Je vois pourtant dans son visage et dans sa façon de se déplacer la souffrance qui l’affaiblit, l’effort derrière les sourires qu’il rend à Léo et la fatigue dans ses yeux gris. Je ne l’ai jamais vu si silencieux et si vieux que dans la maladie. Mon cœur se brise chaque fois que je vois son corps recouvert du mince pyjama que maman lui a apporté. 

J’essaie de glisser un mot à Léo devant la porte de la chambre, je lui demande d’être délicat. Mais Léo ne m’écoute plus, il n’écoute plus personne. Il est persuadé de notre fatalisme et dit qu’il vaut mieux être positif. Je veux le croire. J’essaie d’y croire si fort, mais je me sens trop seule avec le poids de mon frère aliéné dans ses illusions, et de mon père dont la vision dans cet état ne cesse de me chagriner.

Les garçons ne sont pas revenus. Ils sont partis ce matin pour aller échanger les patins à roues alignées de mon frère, reçus à son anniversaire la veille. Maman lui en avait offert une paire de la taille de ses chaussures, mais en les déballant hier soir, il n’est pas parvenu à y glisser les pieds. J’ai hâte de le regarder, mon Léo, devant les yeux fiers de mes parents et ceux impressionnés des autres enfants du voisinage. J’attends leur arrivée dans le salon, assise sur le rebord de la baie window. Je guette les voitures qui franchissent le coin de la rue dans la hâte d’en apercevoir une bleu marine, comme celle de mon père. Les minutes filent, mais toujours pas de voiture bleue en vue. Je quitte mon observatoire déçue. Maman essaie de me consoler, mais elle ne connait pas la réponse à ma question, pourquoi les garçons ils reviennent pas? J’aide maman à essuyer la vaisselle quand j’entends les portes de voiture claquer à l’extérieur. Les voilà qui reviennent enfin. Maman était inquiète, elle va à leurs devants ouvrir la porte. Papa fait son entrée suivi de mon frère, ils ont le sourire aux lèvres. Léo s’empresse de raconter à ma mère leur journée. Ils sont allés essayer les patins à la plage, puis ils sont allés au restaurant et ont passé le reste de l’après-midi à se promener en voiture, comme des aventuriers, a dit Léo. Papa a un bras autour de la taille de ma mère, l’autre sur l’épaule de mon frère, qui déborde de joie. Je lui lance un bref sourire et monte me réfugier dans ma chambre.

Une infirmière s’approche, papa est prêt à recevoir des visiteurs. C’est ma mère qui la première va le rejoindre. Léo et moi restons à l’extérieur pour leur laisser quelques minutes d’intimité. Tout s’est passé comme prévu, a dit maman en venant nous chercher. Je marche dans les pas de Léo, nous entrons dans la chambre. Son dos imposant m’empêche de voir papa. Léo cesse d’avancer. Je le pousse doucement, mais il ne réagit pas, alors je le contourne et m’avance vers papa. Un réseau de fils traverse son corps, il est relié à des machines qui expirent des bruits au rythme de sa vie. Il me sourit. Je suis contente de le voir vivant. Je m’assois au bord se son lit et prends sa main dans les miennes. Sa peau d’écorce me parait comme une mince pellicule, d’une fragilité que je ne lui connais pas. Je porte attention pour la première fois  au réseau de veines qui rejoignent ses doigts. J’ai le goût de le serrer dans mes bras, mais il est si doux et vulnérable que j’ai peur de le briser. Je me retourne pour sourire à Léo, mais il ne me regarde pas. Il est muet, les yeux rivés sur papa.
En attendant papa et Léo, je regarde les produits qui se trouvent dans les étagères. Des décapants, des brosses, des teintures, rien de très palpitant. J’entends les voix hausser le ton près de la caisse. Je relève la tête et vois mon père, rouge de colère. Rapidement, je m’approche pour entendre ce qui se passe. Un commis lui fait face, le regard fuyant et l’air coupable. Papa lui lance des insultes, il s’indigne exagérément du jeune garçon qui a eu le malheur de lui annoncer que sa commande n’avait pas été envoyée au fournisseur, même si c’est un oubli. Léo regarde papa avec une expression de surprise. Il tente de le calmer, mais mon père est enflammé, il a perdu patience, c’est trop tard pour le calmer. Léo quitte brusquement la scène et sort de la boutique les poings serrés. Mon père se tait, surpris, et sort à son tour. Je le suis en m’excusant rapidement au commis.

Mon père vient de quitter l’hôpital. Léo l’aide à transporter ses bagages. Les deux hommes se regardent à peine dans les yeux. Ils se serrent rapidement la main, puis Léo quitte vers sa voiture. Papa le regarde tristement, se retourne vers moi et me fait un grand sourire. Il a pris quinze ans, depuis sa crise cardiaque. Je le serre dans mes bras et embrasse ma mère, qui exceptionnellement prend le volant de la voiture avec papa comme passager. Je reste longuement à les regarder franchir la barrière du stationnement.

Réflexion critique

Le but du volet création était de montrer la relation entre un père et un fils, mais d’un œil extérieur. Ce point de vue permet d’illustrer différemment les sentiments qu’ont les hommes l’un envers l’autre. Le choix de la sœur comme narratrice permet de montrer sa vision, mais il permet aussi d’intégrer la relation père-fille. J’ai cherché à montrer la bulle inaccessible que la fille voit se former autour de la relation père-fils et les sentiments de la sœur par rapport à cette exclusion qu’elle ressent.

Dans les œuvres étudiées, la relation père-fils était montrée par le récit des fils, ce qui ne permettait que d’avoir une image hermétique de celle-ci. Les fils, pris dans la relation, étaient en quête identitaire, donc avaient les esprits brouillés par rapport à ce qu’ils vivaient. Le côté autobiographique n’a pas pu être exploité dans mon volet création, mais je me suis inspirée de la relation père-fils du Zubial et de Des hommes illustres pour construire les personnages. Dans les œuvres, le père mourait, ce qui n’a pas lieu dans le volet création, et qui permet une interaction entre les deux hommes, même si l’histoire est plus axée sur le fils. De plus, les retours dans le passé ont aussi été utilisés pour montrer des scènes importantes qui ont forgé la relation des hommes et les sentiments de la sœur.

La forme utilisée dans le volet création est la nouvelle, car sa longueur permet de montrer de façon appropriée un extrait de la vie familiale en plus des retours dans le passé. Le texte est aussi écrit au présent pour donner plus de proximité aux événements illustrés, même ceux du passé. De plus, ce temps de verbe simplifie la lecture, ce qui concorde avec les phrases généralement courtes et écrites dans un registre familier. La répétition est utilisée à quelques reprises dans le texte pour mettre l’accent sur des sentiments ou des actions.
L’histoire présentée est celle d’une famille dont le père est hospitalisé suite à une crise cardiaque. La famille est bouleversée, mais c’est les réactions du fils qui sont les plus surprenantes. Pour s’éviter d’avoir de la peine, il réagit exagérément et dit à qui veut bien l’entendre que tout va bien aller. La mère et la sœur se sentent impuissantes face au manège auquel elles assistent, car le lien entre les deux hommes reste trop fort pour qu’elles puissent intervenir. C’est lorsque le fils voit son père fragile et affaibli qu’il comprend la gravité de la situation et qu’il commence à agir normalement en se souciant de la santé de son père. Les retours dans le passé montrent des situations qui mettent en lumière les sentiments de la sœur vis-à-vis la relation entre son frère et son père, et le sentiment de son frère suite à une déception de son père.

Il ne serait pas tout à fait juste de qualifier la nouvelle du volet création d’œuvre de filiation, comme le sont les œuvres étudiées, mais elle s’apparente toutefois à cette vague en raison du conflit de la transmission inter-générationnelle. Les rêves donnés au fils par le père ressemblent à ceux donnés par le Zubial à Alexandre Jardin.